Bruire comme une luciole

Alain-Martin Richard

Résidence — Auteur·e/chercheur·e

Alain-Martin Richard signe un texte à propos du forum Diffusion diffuse dans le livre Supra rural 2000-2001.

En tant que concept, la nuit est un mythe. Elle n’a de réel que son rapport à la littérature et au temps révolu. Comment comprendre la nuit sinon sur le mode poétique ? Il ne fait plus nuit nulle part; dès avant le crépuscule, les capteurs d’obscurité allument les réverbères d’un bout à l’autre du territoire.

[…] Les instants « supraruraux » de Roxton-Pond se sont immiscés dans cette fausse nuit pour en explorer la teneur. Nous avons envahi l’usine désaffectée de la Stanley Tools dans ses contours estompés. Masse sombre enclavée dans un village troué, nous avons utilisé l’usine comme un espace latent. Fonctions détournées, toutes fenêtres closes, nous nous sommes enfournés entre les odeurs d’intimité contrainte, de moisissure, de vieille poussière stratifiée. Ici, cette nuit, devions-nous nous transformer en oiseaux de nuit. Il fallait oser marcher derrière l’édifice, fouler l’herbe humide vers les sons de tambours de Suzanne Joly, il fallait contourner le feu de bois dans sa cuve, il fallait marcher à tâtons le long des bandes incandescentes réparties dans les couloirs de la Stanley. Non pas que la nuit soit revenue, mais plutôt comme le seul fait d’essayer encore une fois de ne plus en faire abstraction, de la prendre en charge à nouveau, de la « déconjurer », de l’investir encore une fois de sa lenteur, de sa moiteur inquiétante, de sa complicité avec l’oreille, avec le nez, avec la peau. Nous étions si peu nombreux et cependant, me semble-t-il, si heureux de nous fréquenter à nouveau dans le noir, de percevoir une lueur là-bas, de glisser vers des billes phosphorescentes d’abord nourries aux lumens électriques avant d’affronter seules la nuit pour se déployer en constellations inouïes dans le bruit du chaos réinventé. Il y avait ici des rituels tout simples issus du rapport banal de nos sens à la noirceur fugitive. Étrangement, la nuit, même déchirée de phares inutiles, impose une espèce de rythme chancelant, une lenteur circonspecte mêlée de curiosité et de lassitude. Pas de clameur ici, pas de détonation tonitruante, nous étions installés dans le silence de la cascade, des rares automobiles, du crépitement, de l’indispensable crépitement du feu, dans le silence de nos frottements de pieds sur les planchers de bois mou. Puis rires et phonèmes épars échappés entre des bols de soupe épars, ou encore petite joie sournoise devant la police, bonne nuit la police, et encore petite fête galeriste devant la nouvelle boîte de nuit du village d’Alain-Martin, à boire de l’hydromel au coin d’un terrain vague, ancien stationnement devant ladite masse de pierres brunes où jadis on fabriquait des outils. Nous étions dedans et dehors, circulant entre la nuit étalée sous le ciel et la nuit comprimée dans la bâtisse. […] Nous étions ombres et vacillements, reclus chacun dans sa nuit, portés au fond de soi, postés jusqu’à l’autre dans les effleurements accidentels. Accidentels ?

— Alain-Martin Richard

Extrait du texte « Bruire comme une luciole », paru dans Supra rural 2000-2001, 3e impérial, centre d’essai en art actuel, 2003, p. 31-35.

Auteur actif dans le champ de l’art par l’édition, la performance, l’écriture, le voyage, les réseaux, le hockey, la manœuvre, les discussions, l’organisation d’évènements, les collectifs, les publications, la poésie sonore, le journal intime, la radio, la traduction, l’accès germanique, le taekwondo, les soupers de ceux qui ne se connaissent pas, sa posture devant tout ceci est une imposture. Et pourtant, il peut vivre avec un doute infini.